La Nuit du Faune – Romain Lucazeau

Albin Michel Imaginaire

Un conte mythologique référencé

La mythologie revisitée s’avère, semble-t-il, le vecteur d’expression favori de Romain Lucazeau, par appétence des récits originels, en raison des œuvres épiques et intemporelles de l’époque antique, ou encore par l’envergure philosophique de cette période foisonnante ? Je ne saurais dire, et peut-être qu’un jour je lui poserais la question.

Toujours est-il qu’il s’appuie de nouveau sur des marqueurs et des récits antérieurs dans son nouveau roman, comme ce fut le cas pour Latium, un véritable space-opéra antique. Dans La Nuit du Faune, il ancre les racines de son conte en grande partie dans la mythologie européenne, en grande partie, car nombre de nos philosophes, dont peut se prétendre l’auteur, choisissaient cette forme d’expression littéraire pour véhiculer leurs pensées, leurs dilemmes, leurs critiques poussant ainsi le lecteur à la réflexion. Je n’ai jamais caché mon admiration pour Voltaire, ce dernier me vient naturellement à l’esprit. Nous mettrons de côté ses Lettres Philosophiques qui n’ont guère plu en tête du royaume, et malgré un titre philosophe nous ne pouvons guère les rapprocher du roman de Lucazeau. En revanche, il suffit de se pencher sur Zadig, Candide, ou plus approprié encore Micromégas pour se rendre compte que le conte philosophique est une tradition française et que La Nuit du Faune s’inscrit dans cette lignée ainsi que dans celle de textes mythologiques antiques.

Revenons à nos faunes.

Au sommet d’une montagne vit une petite fille nommée Astrée, avec pour seule compagnie de vieilles machines silencieuses. Un après-midi, elle est dérangée par l’apparition inopinée d’un faune en quête de gloire et de savoir. Le faune veut appréhender le destin qui attend sa race primitive. Astrée, pour sa part, est consumée d’un ennui mortel, face à un cosmos que sa science a privé de toute profondeur et de toute poésie. Et sous son apparence d’enfant, se cache une très ancienne créature, dernière représentante d’un peuple disparu, aux pouvoirs considérables.

Typiquement, le faune est une créature légendaire, qui emprunte les caractéristiques du satyre de la mythologie grecque, la proximité de l’origine de cette créature avec Saturne (que l’on retrouve dans Micromégas) m’a fait sourire. Et ce n’est pas simplement ceci qui fit pétiller mes neurones car les jeux de cache-cache et les références sont nombreux et à tiroir!

Astrée qui accueille notre faune, au sommet de sa montagne, appartient également au panthéon mythologique, elle en est la déesse de la Justice. Elle est également définie comme une étoile filante (les astrées sont aussi des champignons présentant des étoiles sur leur surface). J’apprécie particulièrement le paradoxe entre les million d’années vécues pas la « petite fille » et sa représentation d’étoile filante.

Ainsi, dès le chapitre d’ouverture, Romain Lucazeau convie le lecteur dans un environnement aux saveurs et à l’ambiance mythologiques.

Le récit de l’auteur revisite les mythes de la Gréce, pour mieux enraciner son histoire puisque les deux Astrée furent/sont les dernières immortelles à vivre sur la Terre, jusqu’à ce que l’Astrée antique la quitte pour se réfugier dans les étoiles sous sa forme actuelle, la constellation de la Vierge, un voyage galactique que se propose d’entreprendre l’Astrée de notre roman en compagnie du faune, Polemas.

Voici, une autre référence à Astrée, une autre, bien plus récente s’agissant de L’Astrée d’Urlé, même si ce récit bucolique et amoureux nous éloigne de La Nuit du Faune. Néanmoins, Polémas y tient un rôle important, celui d’un ambitieux guerrier cherchant à s’élever au dessus de sa condition de combattant intrépide… tel le Polémas de Romain Lucazeau.

(Pour en apprendre davantage, je vois conseille le film Les Amours d’Astrée et Céladon qui présente l’histoire d’amour des deux tourtereaux)

Un récit contemplatif

À la nuit tombée, tous deux entreprennent un voyage intersidéral, du Système solaire jusqu’au centre de la Voie lactée, et plus loin encore, à la rencontre de civilisations et de formes de vies inimaginables.

Après un périple épique, Polémas atteint la montagne d’Astrée qui pensait vivre dans une parfaite solitude et sécurité. Les obstacles furent nombreux, périlleux et épuisants, mais rien de tel pour prouver sa bravoure et sa valeur de guerrier, aussi s’attend-il à triompher de l’épreuve finale et récolter son trophée : rencontrer la petite fille et accéder à la connaissance.

Cette dernière l’avertit – et en cela nous commençons le voyage philosophique (mais pas uniquement) – cette requête n’est pas sans danger (pfff, le faune n’en a cure, les dangers, il connaît), et n’apporte qu’un vide existentiel (pff, le faune n’y croit pas, il mérite sa récompense). Toute cette partie est magistralement mise en scène et il est difficile de rester en marge de toute réflexion.

La nuit suivante, Astrée accepte de l’instruire, à la fois pour répondre à sa demande, mais aussi parce que le faune l’a touchée, l’a réveillée, et peut-être plus exactement animée. Son vide existentiel, sa solitude avaient poussé cette créature dans une disposition psychologique immature afin de l’oblitérer, de lui échapper. Aussi, le voyage qu’ils entreprennent s’avérera un voyage « initiatique » pour tous les deux, elle afin de revivre et de sentir à nouveau des émotions pures, et lui d’accéder à la connaissance qu’il mérite.

Cette épopée galactique n’étant pas sans danger, ils doivent abandonner temporairement leur enveloppe charnelle qui ne résisterait pas à la vitesse exigée et aux autres particules exotiques. Dès ce moment, notre balade contemplative se double d’un moment de pure hard-sf, une incongruité qui illustre le brio de Romain Lucazeau (mais pouvons nous être réellement surpris à la suite de Latium ?)

Une Nouvelle référence de la SF ?

Astrée accède à la requête de Polémas après quelques hésitations et en ayant tenté de le dissuader. A cette fin et pour qu’il prenne conscience des enjeux, tout autant que de l’énormité de sa demande, elle lui explique ce qu’elle a connu : la naissance, l’émergence puis la destruction des civilisations carbonées, qui se sont suivies et se sont éteintes de manière cyclique

Cette notion de cycle civilisationnel est loin d’être nouveau dans la littérature et dans le essais; nous la retrouvons dans les travaux d’Alexandre Deulofeu (la Mathématique de l’Histoire); en littérature, elle fait écho au psychohistorien Hari Seldon dans Fondation d’Asimov. Un des auteurs qui a brillamment écrit à ce sujet, tout autant que Poul Anderson dont ce fut le fil rouge de ses romans et nouvelles de l’Empire Terrien.

Une fois la décision prise, Astrée guide son compère à travers un voyage aussi magistral qu’ébouriffant. Visitant initialement les planètes voisines, elle lui présente des êtres dont la civilisation « panspermique » court depuis des million d’années, avant de dépasser le nuages d’Oort et de plonger vers le centre même de la galaxie, avec son trou noir…. à une allure vertigineuse.

Je ne vais pas dévoiler le contenu du voyage, ou m’étendre sur les êtres extraordinaires rencontrés de carbonés à tout autre, ou m’extasier sur les civilisations stables imaginées jusqu’à une forme de civilisation ultime, pan-galactique, tout à fait vertigineuse

Néanmoins, le texte est exigeant, il y a des notions hard-sf qui ne plairont pas forcément, et La Nuit du Faune, voyage hard-sf et conte philosophique s’avère également une forme peu commune dans la SFFF, que l’on peut juger désuète (même si il n’en est rien), et dont le but apparaîtra qu’une fois l’ouvrage clos. OU pas.

La Nuit du Faune est un conte philosophique et un roman hard Sf qui propose aussi bien un voyage contemplatif intérieur qu’une virée sous amphétamine jusqu’au centre de la Galaxie, à la rencontre d’espèces et de civilisations exotiques. L’ensemble est totalement décoiffant, écrit avec un brio qui confine au génie, et qui procure frissons, vertiges et tournis bien après l’avoir clos. Quant à savoir si votre équilibre sera restauré…

Ce livre est pour vous si :

  • vous aimez réfléchir à l’existence
  • vous recherchez une histoire qui a du coffre
  • vous aimez les voyages totalement exotique

Je vous le déconseille si :

  • J’ai le vertige!!!!!
  • Le vide de l’espace vous fait peur
  • vous n’aimez pas la science-fiction, ne parlons pas de hard-sf!!!

Autres critiques :

ApophisOrionGromovarLe MakiFourbis et têtologieYuyineLe Troll des tribus de danaëTachanNocher des livres – Le ChroniqueurC’est pour ma cultureFeyGirlDragon Galactique

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La Nuit du Faune de Lucazeau

28 réflexions sur “La Nuit du Faune – Romain Lucazeau

  1. […] Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Feydrautha, celle de Gromovar, de Just a word, de Yogo, de Fourbis et têtologie, de Yuyine, de Célinedanaë, de Tachan, du blog Constellations, du Nocher des livres, du Chroniqueur, de C’est pour ma culture, de la Navigatrice de l’imaginaire, de FeyGirl, du Dragon Galactique, de Lutin, […]

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  2. Voilà, très sincèrement, une critique remarquable, aussi bien en termes d’analyse que d’érudition ou de style. J’ai toujours dit que tu écrivais certaines des meilleures recensions de la blogosphère SFFF, et en voici, si c’était nécessaire, une preuve éclatante : bravo !

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    • Merci Apophis!!Je suis touchée de ce compliment, j’ai d’ailleurs compris d’autres points à la suite de la tienne qui était magistrale. J’évite de les lire avant, car, j’ai bien trop peur d’être trop influencée!
      Ceci dit, le roman facilite l’enthousiasme.

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  3. […] Ma chronique : C’est toujours avec appréhension que je commence un livre qui a déclenché un déferlement de critiques dithyrambiques lors de sa sortie : les commentaires des blogueurs engendrent de telles attentes (en ce qui me concerne) qu’elles sont souvent déçues. Alors j’ai patienté quelques mois que la vague reflue un peu, en espérant ainsi mieux apprécier ce roman qui s’écarte des sentiers battus.(à noter, en hors sujet : la première fois que j’ai lu le titre, l’année dernière, j’ai pensé à un satyre (*). J’ai imaginé un être lubrique mi-homme mi-bouc, guettant sa proie, une bergère isolée. Caché derrière un arbre de la Grèce antique, il se préparait à ensorceler sa victime en jouant avec une flûte de pan. Et quand j’ai vu dans les commentaires que le premier personnage du livre était une petite fille, j’ai été très perplexe… Mais j’ai vite compris qu’il s’agissait ici d’un gentil faune !(*) après quelques recherches, il s’avère que le faune est bien l’équivalent romain du satyre grec. Je n’étais pas très loin).Comment présenter ce roman ? À la fois conte philosophique, space opera et œuvre de hard SF, le texte fourmille de références littéraires et d’allégories. Sa taille modeste (moins de 300 pages) est inversement proportionnelle à sa densité.Astrée est une petite fille en sa montagne, isolée depuis des millions d’années, et dernière représentante de son espèce. Un beau jour, un faune, membre d’une jeune espèce à l’aube de la civilisation (soit l’exact opposé d’Astrée) grimpe la montagne pour rencontrer ce qu’il croit être une divinité : il veut le savoir, car il croit que le savoir mène au pouvoir. Astrée s’empresse de balayer ses espoirs : la connaissance totale annihile le désir. Elle lui explique posément le cycle de l’évolution : la race des faunes, comme sa propre race, est condamnée à terme. Mais Polémas — c’est ainsi qu’elle a baptisé son visiteur — suscite son intérêt, elle qui ne connaissait plus la joie et qui se montre ravie à la perspective d’un changement. Elle décide de l’entraîner dans un voyage spatial, d’abord au sein du système solaire, puis au-delà, à la rencontre d’autres espèces et d’autres civilisations, pour lui montrer le devenir de celles-ci. Mais même Astrée, convaincue de tout savoir, en apprendra plus qu’elle ne se l’imaginait.Servi par un texte soigné, de nombreuses références littéraires, et un sens du wordbuilding épatant, l’auteur ne se contente pas de nous faire voyager à travers l’univers ; il explore les théories physiques et astrophysiques — toujours présentées avec poésie — pour concevoir un « méta-cycle » de l’évolution des espèces, dépassant largement les limites du biologique. Les derniers chapitres offrent des perspectives fascinantes sur l’univers, mais impossible d’en parler sans en dévoiler trop.Le roman sort clairement du cadre des histoires typiques de la science-fiction, il est plutôt un conte hors-norme, prétexte à réflexion. L’auteur nous propose sa vision de l’opposition entre la sagesse des anciens et l’envie de vivre des plus jeunes, ou encore — et surtout — son interprétation de l’entropie habituellement présentée comme inévitable. On est ici très loin des récits désespérants publiés sur le sujet, et l’intrigue réalise un saut qualitatif qui positionne le texte très au-dessus de la production sciencefictive commune.La clef est là : l’auteur s’inscrit dans la lignée de ces grands penseurs d’autrefois, qui maîtrisaient à la fois les disciplines scientifiques les plus pointues et les humanités les plus exigeantes. Il nous avait déjà démontré, avec son précédent roman Latium, que la confrontation entre ces savoirs était fertile ; il continue avec La Nuit du Faune à nous offrir une science-fiction ambitieuse, accessible, philosophique, scientifique et poétique… sans négliger l’imaginaire.Quand on le referme, on sait déjà qu’on le relira, un jour.Autres chroniques dans la blogosphère : Apophis, Le Chien critique, Gromovar, FeydRautha, Yogo, le nocher des livres, le Chroniqueur, Just A Word, Lorhkan, Célinedanaë, Elwyn, Tigger Lilly, Lhisbey, Albédo / Lutin, […]

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    • C’est pour cela que j’ai mentionné le « OU Pas », car j’avais, et j’ai toujours, que ce roman n’avait pas le potentiel de plaire à tous, car d’une part il y a la hard-sf, et son voyage à travers la galaxie qui peut laisser de marbre (ou pas 😉 ), et d’autre part l’aventure se résume à ce voyage et ces rencontres, pas plus finalement. C’est une odyssée, sans les monstres à combattre si ce n’est les intérieurs.

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